Le 32e sommet de l’Union africaine (l’UA) à Addis-Abeba s’est terminé tard dans la soirée du 11 février 2019 avec le passage de relais par le Rwandais Paul Kagame à son successeur l’Egyptien Abdel Fatta el-Sissi, qui devient pour un an le nouveau président de l’organisation continentale.
Nouveau chef, nouveau style. L’austérité du président rwandais dont la méthode mêlant l’imagination et l’impatience a profondément marqué les esprits à l’UA, laisse la place à une certaine rondeur, même si cette rondeur n’est pas dépourvue d’autoritarisme, comme en témoigne la décision du raïs de boucler la conférence de presse de clôture par la lecture d’un discours préparé sans se plier à la tradition de questions-réponses. Cette séance de clôture pendant laquelle on est passé de la jovialité conviviale des participants à une conférence de presse solennelle, voire impériale, était à l’image des sentiments mixtes qu’a suscités cette rencontre au sommet, tiraillée entre l’admiration des uns et les inquiétudes des autres.
Un nouveau son de cloche
« On va entendre désormais un nouveau son de cloche », s’est réjoui un diplomate éminent du monde arabe. A côté, le visage fermé des délégués subsahariens traduit l’inquiétude et le poids des enjeux de ce sommet de transition. Assistera-t-on en 2019 au détricotage des réformes financières et institutionnelles de l’ère Kagame par une Egypte « jalousement souverainiste », qui n’apprécie pas beaucoup les technocrates intégrationnistes d’Addis imposant les règles de gouvernance aux Etats membres ?
Dans les couloirs de l’UA, on raconte que le raïs n’a jamais oublié l’affront fait à son pays lorsque celui-ci fut suspendu de l’organisation panafricaine en 2013 suite à la destitution par les militaires du président islamiste, Mohamed Morsi, pourtant démocratiquement élu. L’homme qui dirigeait l’armée égyptienne à l’époque était un certain… maréchal al-Sissi.
Depuis, semble-t-il, l’Egypte comme les autres grands pays souverainistes de l’UA comme l’Afrique du Sud ou l’Algérie, ne veulent plus entendre parler de la proposition des réformateurs visant à donner plus de pouvoir à la Commission, bras exécutif de l’UA. Tout cela promet des tensions à la tête de l’UA, opposant le nouveau président tournant de l’assemblée des chefs d’Etat des pays membres, en l’occurrence le président al-Sissi et le président de la Commission, Moussa Faki Mahamat, dont le mandat électif de quatre ans se termine en 2021.
Ce dernier doit déjà regretter le départ de Paul Kagame auquel il a rendu un très vibrant hommage à l’ouverture du Sommet. « La complicité entre les deux hommes a permis de faire avancer rapidement l’agenda de réformes de la présidence Kagame », se souvient un observateur de la vie politique panafricaine.
Retour au bercail
La joie était manifestement du côté des Egyptiens. « Cette présidence qui débute est en quelque sorte un retour au bercail pour nous », confie une journaliste égyptienne, parfaitement francophone, dépêchée à Addis par son agence pour couvrir le sommet. La presse égyptienne, des stars de la télé aux bloggeurs en passant par les médias plus classiques, étaient venus nombreux pour couvrir l’événement. C’est un signe qui ne trompe pas, signe de l’importance qu’attache le pouvoir égyptien à son retour en force dans le bercail panafricain.
Historiquement, le panarabisme, dont se revendique l’Egypte, a partie liée avec le panafricanisme à l’origine de l’UA. Le père de l’Egypte moderne, Gamal Abdel Nasser n’avait-il pas soutenu à bouts de bras les mouvements anticolonialistes dans les années 1950, avant d’accueillir en 1964, au Caire, le premier sommet de l’Organisation de l’unité africaine, l’ancêtre de l’UA ? Depuis, au moins à trois reprises, en 1964, en 1989 et 1993, l’Egypte a présidé aux destinées de l’organisation panafricaine, avant de s’en désintéresser après l’épisode traumatique de l’attentat contre le président Moubarak en 1995. Celui-ci était en route pour Addis afin de participer au sommet des chefs d’Etat africains.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2013, le maréchal al-Sissi devenu président de l’Egypte fort de sa victoire avec 96,9% des voix à la présidentielle de 2014, a progressivement renoué avec l’Afrique. Selon la presse égyptienne, 25 sur 86 des visites effectuées à l’étranger depuis son irruption sur la scène politique il y a six ans concernent des pays africains. L’homme aime rappeler que « l’Egypte est pharaonique par ses origines civilisationnelles, arabe par sa langue et sa culture et africaine par ses racines et sa culture ».
Enjeux géopolitiques
C’est sans doute cette conviction qui fait que Sissi tente de marcher dans les pas de Nasser, ambitionnant de faire de l’Egypte la porte du monde vers l’Afrique et la porte de l’Afrique vers le monde. Ce rapprochement est fondé sur des enjeux géopolitiques majeurs pour Le Caire qui a d’emblée axé sa présidence sur la sécurité, le maintien de la paix et la reconstruction post-conflit.
La pacification de la Libye voisine est l’un des objectifs majeurs de la politique étrangère égyptienne, mais selon ses propres termes, car elle se méfie de l’interventionnisme occidental au Moyen-Orient, aux effets souvent désastreux pour les pays visés et pour l’ensemble de la région. Faisant sien l’objectif de l’UA de « faire taire les armes » d’ici 2020, le président Sissi a annoncé dans son discours d’investiture l’organisation d’un « forum pour la paix et le développement » à Assouan courant 2019. Parions que l’évolution de la Libye y occupera une place majeure.
Le Caire s’inquiète aussi de la dérive somalienne, de la fin de règne à Khartoum où il veut être un acteur incontournable dans la nouvelle équation qui est en train de se mettre en place. Enfin, la construction en cours du gigantesque barrage éthiopien sur le Nil par l’Ethiopie est aussi une source d’inquiétude pour les décideurs politiques égyptiens qui craignent de voir leur part des eaux se diminuer avec des effets néfastes sur la sécurité alimentaire.
« Quand le gouvernement égyptien a voulu sensibiliser les pays africains au problème que pourrait lui poser le barrage à court et moyen termes, écrit le journaliste égyptien Amr Emam dans les colonnes du Arab Weekly, peu de pays africains ont voulu apporter leur soutien à l’Egypte au détriment de l’Ethiopie. » « Cela pourrait expliquer, ajoute le journaliste, l’enthousiasme que suscite l’attribution de la présidence de l’UA au Caire ».
Axe économique et commercial
Le commerce promet d’être l’autre axe prioritaire de cette présidence. La presse égyptienne est revenue ces derniers jours, de long en large, sur la mobilisation de différents ministères et agences gouvernementales pour mettre en œuvre des actions de promotion de commerce et d’investissement interafricains. A l’initiative du gouvernement, l’Egypte a même accueilli entre novembre et décembre 2018 pas moins de trois événements, un forum d’investisseurs ainsi qu’une foire interafricaine et une réunion de ministres interafricains du commerce, afin de sensibiliser les acteurs économiques du continent aux opportunités et aux potentialités des uns et des autres dans leurs domaines de spécialisation respectifs.
L’accélération du commerce interafricain passe par la mise en place de la zone de libre-échange continentale (ZLEC), lancée sous Paul Kagame. Elle a été signée par une cinquantaine de pays et ratifiée par une vingtaine d’autres. Il faudra en tout 22 ratifications pour que le projet puisse entrer en vigueur. Le président Sissi a promis d’accélérer le processus, y compris dans son pays qui ne l’a pas encore ratifié. D’aucuns pensent que de la concrétisation de cette promesse dépendra la réalisation du « panafricanisme économique » appelé de tous ses vœux par le nouveau patron de l’UA.